Monica Papazu

La désinformation et les guerres d'ex-Yougoslavie

 

Le Kosovo est probablement perdu. Perdu pour l'Europe chrétienne, pour la culture européenne, perdu pour la Serbie – injustice qui crie au Ciel, car tout au Kosovo-Métochie est serbe, à partir du nom même. Tout est serbe comme les églises et les monastères attaqués, incendiés, vandalisés depuis 1999, et comme la Geste de Kosovo , qui a été une extraordinaire source d'inspiration poétique et spirituelle pour l'Europe entière, d'Adam Mickiewicz à Chesterton. Sait-on que le plus grand poème de Chesterton, écrit en 1911, The Ballad of the White Horse , chef d'œuvre de la littérature anglaise, paraît avoir été inspiré par la Geste de Kosovo  ?

Le Kosovo est perdu, et la Serbie a encore l'air d'avoir été mise au ban des pays civilisés. C'est ce qui s'est passé depuis le commencement du démantèlement de la Yougoslavie. Ce peuple héroïque, ce peuple tragique, « qui garde plutôt le souvenir d'une défaite que celui d'une victoire », comme le caractérisait Chesterton [1], ce peuple marqué par une histoire cruelle, par un présent aussi cruel que le passé, a, durant de longues années, été traîné dans la boue, foulé aux pieds par la désinformation. Il n'y a pas si longtemps qu'être Serbe était un titre d'honneur. On désignait les Serbes sous le nom de « gardiens de la porte » (« the Guardians of the Gate »), expression qui était devenue courante en anglais au temps de la Grande Guerre , et dont s'était par exemple servi le premier-ministre de la Grande Bretagne Lloyd George dans un discours célèbre [2].

Mais les media, ainsi que beaucoup de politiciens de notre temps avaient tout oublié. Les Serbes étaient apparemment devenus pour eux un peuple de criminels, de hors-la-loi, d'ennemis de l'humanité. Guerre de Croatie, guerre de Bosnie, guerre du Kosovo, il n'y avait qu'un seul coupable : les Serbes.

Il y a eu la désinformation, massive, assourdissante. L'information n'a pourtant pas fait défaut. L'information correcte a toujours existé (articles, reportages, témoignages des militaires occidentaux directement impliqués dans les faits, études politico-historiques, etc.), mais elle a été bâillonnée, mise à l'écart ou bien elle s'est noyée dans les vagues épaisses de la désinformation. Ainsi l'information ne s'est-elle pas répandue, et elle n'a eu qu'un très faible impact sur ce qu'on appelle l'opinion publique.

*

Nous commencerons par un exemple qui nous semble particulièrement significatif. Nous allons donner non seulement l'information principale, mais aussi le contexte dans lequel elle se trouve.

Dans son livre Les Guerriers de la paix , publié en 2004, Bernard Kouchner, ministre français des affaires étrangères, et qui a été, entre autres, représentant spécial du secrétaire général des Nations unies au Kosovo, ainsi que chef de la mission des Nations unies au Kosovo (de 1999 à 2001), raconte sa visite le 2 décembre 2003, en compagnie du diplomate américain Richard Holbrooke, chez Alija Izetbegovic, à l'hôpital de Sarajevo. L'ancien président de Bosnie-Herzégovine (1992-1996) se trouvait, en ce moment, sur son lit de mort.

« Ce fut un moment de grâce », raconte Kouchner. « […] [N]ous avions le bonheur de nous entretenir avec le meilleur représentant de l'islam des Lumières, ce musulman modéré et moderne […].

[Au cours de l'entretien, Kouchner et Holbrooke reviennent sur le déroulement de la guerre de Bosnie].

" - Fallait-il ne pas envoyer d'aide humanitaire [à Sarajevo] ? [demande Kouchner à Izetbegovic]. Vous avez vous-même suspendu le pont aérien quelques jours. Pensiez-vous que cette aide constituait un soutien pour les Serbes, un blanc-seing aux bombardements [serbes] ?

- Non, répondit le Président, je me suis trompé. Il faut toujours essayer d'aider les pauvres gens. Les alliés n'étaient pas encore prêts à intervenir à ce moment-là. J'ai fait cette tentative pour forcer la main des Occidentaux.

- Vous souvenez-vous de la visite du président Mitterrand ? [demande Kouchner]. […] Au cours de l'entretien vous avez évoqué l'existence en Bosnie de « camps d'extermination » [serbes]. Vous l'avez répété devant les journalistes. Cela a provoqué un émoi considérable à travers le monde. François Mitterrand m'a envoyé à Omarska et nous avons ouvert d'autres prisons. C'étaient d'horribles lieux, mais on n'y exterminait pas systématiquement. Le saviez-vous ?

- Oui. Je pensais que mes révélations pourraient précipiter les bombardements [sur les Serbes]. J'ai vu la réaction des Français et des autres… je m'étais trompé.

- Vous avez compris à Helsinki que le président Bush senior ne réagirait pas, ajouta Holkrooke.

- Oui, j'ai essayé, mais l'affirmation était fausse. Il n'y avait pas de camps d'extermination quelque fût l'horreur des lieux."

La conversation était magnifique, cet homme au bord de la mort ne nous cachait plus rien de son rôle historique. Richard et moi lui avons exprimé notre immense admiration. Ce dirigeant musulman […] avait donné au monde une leçon de tolérance » [3].

Ce chapitre des mémoires de Bernard Kouchner est d'une importance majeure. Alija Izetbegovic avoue avoir menti , bien qu'il ait connu les conséquences tragiques de ses mensonges. Il affirme avoir suspendu le pont aérien qui était nécessaire pour la survie des habitants de Sarajevo (il y avait aussi un tunnel sous l'aéroport de Sarajevo, qui permettait le ravitaillement et aurait pu permettre aux habitants de sortir de la ville : c'est une autre histoire, mais elle jette, elle aussi, de la lumière sur la trame de mensonges [4], donc qu'il a affamé la population. Ceci est aussi grave que la raison pour laquelle il l'avait fait : « pour forcer la main des Occidentaux ». Le deuxième aveu porte sur les camps d'extermination serbes. (Rappelons que la visite du président François Mitterrand a eu lieu le 28 juin 1992. Le 28 juin, jour de la Saint-Vitus ou Vidovdan (St. Guy), est une date fatidique dans l'histoire du peuple serbe : c'est la date de la bataille de Kosovo Polje (1389), ainsi que la date de l'assassinat, en 1914, de l'archiduc héritier d'Autriche François-Ferdinand par le Serbe Gavrilo Princip à Sarajevo, événement par lequel commença la Grande Guerre. ) En accusant les Serbes d'avoir établi des camps d'extermination, Izetbegovic entendait « forcer », comme il allait le faire maintes fois, « la main des Occidentaux », les pousser à bombarder les Serbes.

L'histoire des camps d'extermination serbes n'était pas du tout innocente, c'est elle qui allait, sinon changer le cours de l'histoire, tout au moins influencer puissamment le courant d'opinion. Car c'est à partir du moment où l'histoire s'est répandue que des titres comme « un nouvel Auschwitz », « retour aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale » feront la une des journaux, et la démonisation des Serbes commencera pour de bon, tandis que les crimes des autres parties impliquées dans la guerre (Croates, Musulmans de Bosnie ou Albanais du Kosovo) passeront presque inaperçus. Au moment de sa mort, Alija Izetbegovic faisait d'ailleurs l'objet d'une investigation pour crimes de guerre au Tribunal Pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) à La Haye [5].

Ce qui est saisissant dans le texte de Bernard Kouchner, c'est l'absence de réaction (autre qu'admirative) envers l'aveu d'Izetbegovic. Une indifférence totale envers le mensonge . Avoir consciemment menti, dans un but évident de propagande, pour noircir son ennemi et pour provoquer la riposte militaire de l'Occident, semble être dans l'ordre des choses. Rien ne se passe à l'intérieur du texte. A la fin du chapitre on retrouve les mêmes mots qu'au commencement : un musulman « modéré et moderne », un représentant de « l'islam des Lumières », un homme qui a donné au monde « une leçon de tolérance ».

Cette idée d'esprit des « Lumières », de « modération » et de « tolérance » laisse songeur. Peut-être qu'Izetbegovic était bien un esprit des « Lumières », mais s'il l'était, ce n'était pas par une défense de la « laïcité » (la « laïcité », il l'avait en horreur, comme il avait en horreur cet épigone de la Révolution française que fut Kemal Atatürk), mais par son engagement anti-chrétien et anti-européen. Il y a une constance dans la vie d'Izetbegovic : c'est son engagement total pour la cause de l'islam. Il n'y a pas d'ambiguïté ou de volte-face dans sa carrière. Membre depuis son adolescence de l'organisation panislamique des « Jeunes Musulmans », organisation qui a collaboré, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec les nazis en créant la division SS Handchar (« handchar » signifie « cimeterre »), Izetbegovic sera toujours un combattant de la cause islamiste. Il entretint des relations avec les islamistes les plus radicaux (« les Frères musulmans » d'Egypte, les islamistes du Soudan). Il fut un admirateur fervent de l'Ayatollah Khomeini, et il visita l'Iran en mai 1991, juste avant l'indépendance de la Bosnie , visite qui se solda par une promesse de support inconditionnel à la Bosnie musulmane de la part des autorités iraniennes [6]. Il visita aussi la Turquie et l'Arabie Saoudite, s'assurant ainsi l'appui des grandes puissances islamiques. En 1993, Alija Izetbegovic reçut le Grand Prix International du roi Faysal (en Arabie Saoudite) (plus un montant de 93.000 dollars) pour « ses services rendus à l'islam » (« the Award for Services to Islam ») [7].

Il ne fait pas de doute que le président Alija Izetbegovic avait l'intention, bien que les musulmans de la région fussent minoritaires (44 %), de fonder un Etat islamique en Bosnie-Herzégovine : « Il n'y a pas de paix ni de coexistence entre la religion islamique et les institutions sociales et politiques non islamiques […]. L'islam exclut clairement le droit et la possibilité de la mise en œuvre d'une idéologie étrangère à son territoire », écrivait-il dans son Manifeste islamique ( Islamska deklaracija ) [8], livre écrit en 1970 (ou autour de cette date) et diffusé en 1990. En voilà encore quelques extraits :

« Un programme d'islamisation des Musulmans et des peuples musulmans. Notre but : l'islamisation des Musulmans. Notre devise : croire et se battre. [...] L'époque de la passivité et de la paix est révolue à jamais. [...] [N]ous annonçons à nos amis et à nos ennemis que les Musulmans ont décidé de prendre en main et de réaliser selon leur conception le destin du monde islamique. […] L'ampleur et la difficulté du problème exigent maintenant une action organisée pour et par des millions de personnes. […]

[M]ontrons le chemin qui mène à ce but : la réalisation de l'islam dans tous les domaines de la vie privée des particuliers, dans la famille et dans la société, par la renaissance de la pensée religieuse islamique, et la création d'une communauté islamique unique, du Maroc à l'Indonésie. […]

En réalité, tout ce qui, dans l'histoire des peuples musulmans, constitue un souvenir de grandeur et de valeur, a été créé sous l'égide de l'islam. [...] La Turquie , en tant que pays islamique, a régné sur le monde. La Turquie , en tant que copie européenne, représente un pays de troisième ordre comme il y en a une centaine de par le monde. […]

Le mouvement islamique doit et peut prendre le pouvoir dès qu'il a la force numérique et morale pour le faire, non seulement pour détruire le pouvoir non islamique mais pour construire un nouveau pouvoir islamique » [9].

« Croire et se battre », fin de « l'époque de la passivité et de la paix », donc retour au jihad , exaltation de la période ottomane, tout ceci n'est pas à proprement parler une expression de « modération » et de « tolérance », et il ne l'était certainement pas aux yeux des chrétiens de Bosnie-Herzégovine qui d'une part étaient majoritaires dans la région et d'autre part se souvenaient parfaitement bien de ce qu'a été la condition de dhimmitude dans l'Etat musulman ottoman.

Izetbegovic était l'incarnation de l'engagement musulman. Pour sa cause – « détruire le pouvoir non islamique […] pour construire un nouveau pouvoir islamique » – il n'hésita pas de sacrifier son peuple : en l'affamant (ce qu'il avoue à Kouchner et Holbrooke), en prenant sa propre population « en otage » (« les milices musulmanes interdis[ai]ent aux civils de quitter la ville [de Sarajevo] ») [10], et même, hypothèse étayée par moult données, en provoquant des massacres, afin d'en rendre les Serbes responsables et de « forcer la main des Occidentaux ».

En effet, beaucoup de témoignages portent à croire qu'il y a eu des « jeux de massacres », jeux qui ont parfaitement bien réussi. Le premier massacre, le 27 mai 1992, devant une boulangerie à Sarajevo a eu pour résultat le triple embargo (commercial, pétrolier et aérien) de l'ONU contre la Serbie et le Monténégro. A la suite du second massacre, le 5 février 1994, au marché de Sarajevo, l'OTAN a lancé un ultimatum aux Serbes, en menaçant de recourir à des frappes aériennes. Le troisième massacre, le 28 août 1995, au marché de Sarajevo, a déclenché l'opération de l'OTAN appelée « Force délibérée » (« Deliberate Force ») (frappes aériennes massives contre l'armée serbe) [11].

Pour ne donner qu'un seul exemple de ce qu'a été l'information à contre-courant (la bibliographie est abondante, et nous reviendrons sur ce point à une autre occasion), nous allons citer un passage des mémoires de Sir David Owen (négociateur de paix de l'Union européenne en Bosnie de 1992 à 1995), passage qui porte sur le second massacre :

« La délégation du gouvernement bosniaque [musulman] attendue ne se présenta pourtant pas aux négociations de ce matin-là à l'aéroport de Sarajevo. On rapporte que le général [Michael] Rose était furieux et s'était rendu à la présidence bosniaque pour persuader le président Izetbegovic et son chef militaire, le général Delic, de s'y présenter. L'entourage du général Rose n'en a jamais fait mystère : à cette réunion, Rose déclara au dirigeant des Musulmans bosniaques qu'il venait de recevoir des informations techniques indiquant que l'obus ne provenait pas des zones contrôlées par les Serbes, mais de celles contrôlées par les Musulmans. Si ces informations étaient diffusées, la réunion prévue à l'OTAN évoluerait de façon très différente. Et si Izetbegovic tentait de bloquer les négociations à l'ONU afin d'attendre jusqu'à la réunion de l'OTAN, lui, Rose se sentirait obligé de diffuser les premières constatations des enquêteurs de l'ONU [qui étaient d'avis que l'obus provenait des positions musulmanes]. Si les négociateurs du gouvernement n'étaient pas à l'aéroport de Sarajevo le mercredi 9 février, alors il convoquerait une conférence de presse. […] Entre temps, à Zagreb, un expert en balistique haut placé avait étudié une carte des trajectoires possibles […] et était d'avis que […] l'obus avait était tiré à partir d'une position de l'armée bosniaque [musulmane]. Lorsque cette information ultra-sensible parvient au bureau de l'ONU à New York, le mardi, tout fut fait pour restreindre le nombre de personnes y ayant accès afin de diminuer les risques d'une fuite vers la presse. […] Le problème majeur continuait pourtant d'être celui du siège de Sarajevo [par les Serbes]. Le fait que les Musulmans avaient probablement tiré sur les leurs afin de pousser l'OTAN à entrer en guerre de leur côté, ce qui constituait leur objectif de longue date, ne changeait rien à la nécessité de prendre des mesures préventives » [12].

Les mémoires des témoins des événements (tel David Owen) et les aveux d'Izetbegovic se soutiennent réciproquement. Tout porte à croire qu'Izetbegovic a pratiqué systématiquement, en tant que bon musulman, la « taqîya » (mensonge, dissimulation, lorsqu'on est dans des conditions difficiles). Il n'aurait jamais pu gagner la guerre contre les Serbes, guerre qu'il avait lui-même provoquée, à moins que l'Occident n'intervînt militairement. L'histoire des camps d'extermination serbes a été d'une grande portée, car elle a fait basculer la guerre physique en une guerre de mots et d'images, guerre médiatique qui, elle, a été gagnée par les Musulmans.

*

Comme il ressort du passage des Guerriers de la paix , que nous avons cité, Bernard Kouchner savait, puisqu'il avait été à Omarska, qu'il n'y avait point de camps d'extermination serbes. A ce que je sache, Kouchner n'a pas alerté l'opinion publique contre le mensonge initialement lancé par Izetbegovic, lorsque cette fausse nouvelle a fait irruption dans la presse. A la mi-juillet 1992, le journaliste américain Roy Gutman vint à Banja Luka (capitale de la République serbe de Bosnie), et demanda à visiter les camps. Jacques Merlino, journaliste intègre et intelligent, qui à cette date était rédacteur en chef adjoint de France 2, décrit ainsi l'expérience de Roy Gutman : « L'armée serbe, sans méfiance, le conduit au camp de Manjaca, il est le premier journaliste à y pénétrer. Il fait le tour du camp, interroge les prisonniers, note que ceux-ci se plaignent de la nourriture mais ne signalent aucun cas de torture et déclare en sortant du camp qu'il estime que l'armée serbe respecte les conventions de Genève » [13]. Ceci n'empêche pas que, dans son article du 19 juillet ( New York Newsday ), Roy Gutman introduise déjà le terme de « camp de concentration » et l'idée d'horreurs qu'on n'a pas vues depuis « le troisième Reich » (« Nazi Third Reich ») [14], et que deux semaines plus tard, le 2 août, Roy Gutman dépeigne des carnages infernaux dans les camps serbes, en y ajoutant des fours crématoires : « Les corps ont été brûlés dans des fours crématoires et transformés en aliment pour le bétail » (« animal feed ») [15]. Pour son travail, Roy Gutman s'est vu décerner, en 1993, le prestigieux « Pulitzer Prize », ce que certains de ses confrères ont trouvé révoltant (Peter Brock et David Binder, qui se sont occupés de la désinformation sur les guerres en ex-Yougoslavie, ont demandé que le prix fût révoqué [16].

Il a suffi d'un mot pour que l'histoire mensongère fasse le tour du monde. Mais comment la désinformation a-t-elle pu se diffuser à tel point ?

Une partie de la réponse nous a été fournie par le journaliste Jacques Merlino, qui réalisa une interview avec James Harff, directeur de la très influente agence de communication américaine Ruder Finn Global Public Affairs , agence qui a travaillé pour les Croates, les musulmans bosniaques et, plus tard, les Albanais du Kosovo. Cela veut dire que l'agence Ruder Finn a été payée par les Croates, les musulmans de Bosnie et les Albanais, pour faire un travail de propagande, dans le but de les faire gagner la guerre contre les Serbes. Comme il ressort de l'interview, la propagande de guerre a pris la forme classique de la diabolisation de l'ennemi. Cela a été très difficile, étant donné que les Serbes avaient, souvent dans leur histoire, été non pas des agresseurs mais des victimes, ils avaient même été victimes de l'holocauste en Croatie [17]. Faire coïncider Serbes et nazis a été un grand « coup de poker ». L'interview, dont nous donnerons quelques extraits, a été publiée en 1993 par Merlino dans son livre Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire (Albin Michel).

« Notre métier », raconte Harff, « est de disséminer l'information, de la faire circuler le plus vite possible pour que les thèses favorables à notre cause soient les premières à être exprimées. La vitesse est un élément essentiel. Dès que l'information est bonne pour nous, nous nous devons de l'ancrer tout de suite dans l'opinion publique. Car nous savons parfaitement que c'est la première affirmation qui compte. Les démentis n'ont aucune efficacité.

[…] Ce n'est pas la quantité qui est importante. C'est la capacité d'intervenir au bon moment et auprès de la personne adéquate […] [:] le candidat à la vice-présidence Al-Gore, le […] secrétaire d'Etat […] dix sénateurs influents […]. Nous avons donné 48 coups de téléphone à des membres de la Maison-Blanche , 20 à des sénateurs et près de 100 à des journalistes, éditorialistes, présentateurs de journaux télévisés et autres personnages influents dans les médias. »

« Mais, dans tout ce travail, de quoi êtes-vous le plus fier ? » demanda Merlino à Harff. Et Harff de répondre que c'est le succès de la propagande anti-serbe, qui initialement avait peu de chances de réussite, étant donné qu'il était très difficile de blanchir la partie croate et musulmane :

« La partie était très délicate […]. Car le président Tudjman a été très imprudent dans son livre Déroute de la vérité historique . A la lecture de ces écrits, il peut être accusé d'antisémitisme. Du côté bosniaque, cela ne se présentait pas mieux car le président Izetbegovic avait, dans sa Déclaration islamique […], pris trop fortement position en faveur d'un Etat islamique et fondamentaliste. En outre, le passé de la Croatie et de la Bosnie avait été marqué par un antisémitisme réel et cruel. […] Notre challenge était de renverser cet état de choses. Et nous l'avons réussi d'une manière magistrale. Entre le 2 et le 5 août 1992, lorsque le New York Newsday a sorti l'affaire des camps. Nous avons alors saisi l'affaire au bond et immédiatement, nous avons circonvenu trois grandes organisations […]. Nous leur avons suggéré de publier un encart dans le New York Times et d'organiser une manifestation de protestation devant les Nations unies. […] [Ce] fut un extraordinaire coup de poker. Aussitôt, nous avons pu, dans l'opinion publique, faire coïncider Serbes et nazis. […] [P]our être franc, je vous dirais que la grande majorité des Américains se demandaient dans quel pays d'Afrique se trouvait la Bosnie , mais d'un seul coup nous pouvions présenter une affaire simple, une histoire des bons et des méchants. […] Aussitôt, il y eut un très net changement de langage dans la presse avec l'emploi de termes à très forte valeur émotive, tels que purification ethnique, camps de concentration, etc., le tout évoquant l'Allemagne nazie, les chambres à gaz et Auschwitz. »

« Mais entre le 2 et le 5 août 1992, vous n'aviez aucune preuve que ce que vous disiez était vrai », insère Merlino.

« Notre travail n'est pas de vérifier l'information », répond Harff. « Notre travail […] est d'accélérer la circulation d'informations qui nous sont favorables » [18].

*

La responsabilité de l'agence Ruder Finn dans la diffusion d'informations fausses ne fait aucun doute. Les déclarations de James Harff sont importantes aussi en ce qu'elles dépeignent la manière dont la désinformation s'est répandue. Le mécanisme repose sur la force de persuasion des médias, ainsi que sur le prestige des personnes impliquées : organisations influentes, journalistes à la mode, politiciens.

Des informations à ce sujet se trouvent parsemées dans nombre de livres et d'articles.

Dans son livre de mémoires de Bosnie, l'officier britannique Milos Stankovic, qui a été l'officier de liaison du général Michael Rose en Bosnie, raconte l'épisode suivant :

« Dans l'avion […] [la diplomate américaine] Jennifer Brush se mit à parler, d'une manière insistante, de la dévastation provoquée par les Serbes […]. [Le général] Rose intervint pour l'en détromper, en faisant remarquer que ce qu'on voyait en ce moment [une file presque ininterrompue de villages et de bourgs saccagés] était le résultat de ce que les Musulmans et les Croates, dressés les uns contre les autres, avaient fait durant 1993, et que les Serbes [n'y étaient pour rien], ils n'avaient jamais mis leurs pieds dans cette région. Elle ne voulait pas pourtant l'accepter. Elle ne le pouvait pas, car ce n'était pas en accord avec la vue adoptée par le département d'Etat [ministère des affaires étrangères] de ce qui se passait dans les Balkans » [19].

Ce qui ressort de cet exemple, c'est le refus des faits. Ce refus des faits, on le retrouve constamment tout au long des conflits en ex-Yougoslavie, par exemple au sujet du Kosovo.

Le journaliste albanais Fatmir Seholi, ancien rédacteur en chef à la Radio-Télévision de Pristina raconte dans une interview :

«  Quand les bombardements de l'OTAN ont cessé, j'ai voyagé à travers le Kosovo en compagnie de Sergio de Mello [représentant spécial de l'ONU] […]. Le voyage a duré cinq jours. Nous avons visité presque tous les villages et toutes les villes du Kosovo, et nous avons vu quelles dévastations avaient été provoquées par les bombardements de l'OTAN et lesquelles étaient dues aux agissements des bandes [déchaînées]. […] M. Sergio de Mello ne paraissait pas intéressé par les dommages causés par les bombardements de l'OTAN – la plupart des personnes tuées dans les bombardements étaient des Albanais [ceci a été confirmé par les organisations humanitaires : voir les rapports de Human Rights Watch ]. Suite à une seule frappe de l'OTAN, 105 personnes ont été tuées dans le village de Korisa. Cela n'a pas intéressé Sergio de Mello » [20].

Refus des faits ou « filtrage » de la réalité. Choix des informations. Par ce choix des informations seulement quelques-unes sont diffusées, mises en évidence, et ce sont elles qui finissent par constituer « la réalité », c'est-à-dire cette réalité qui entre dans la conscience publique.

*

James Harff de l'agence Ruder Finn était payé pour le savoir (au double sens du mot : il était un spécialiste en propagande, et il était bien payé pour son savoir). C'est vrai, « c'est la première affirmation qui compte. Les démentis n'ont aucune efficacité ». Les bons livres, qui s'appuient sur une documentation riche, les articles réfléchis, les témoignages fiables, et même les déclarations officielles à contre-courant semblent toujours venir trop tard. Leur diffusion est restreinte, leur capacité de modifier un courant d'opinion déjà formé est limitée. Le 26 février 2007, par exemple, la Cour internationale de Justice (CJI) de La Haye a rendu son arrêt définitif sur les événements de Bosnie, en déclarant que «  la Serbie n'a pas commis de génocide » en Bosnie [21]. La déclaration est, certes, très importante, mais elle est peu connue, et même si elle est connue, elle ne saurait effacer les images médiatiques qui se sont gravées dans la mémoire : les tas de morts, les ombres squelettiques derrière les barbelés, les mères en pleurs.

Qu'importe aujourd'hui que la photo, présentée comme une illustration de la cruauté serbe, représentât une mère au pied d'une croix portant un nom en caractères cyrilliques (il s'agissait donc d'une victime serbe) ? Qu'importe aujourd'hui que « le Musulman prisonnier dans un camp de concentration serbe filmé par la BBC en 1992 [fût] Branko Velec, officier serbe, prisonnier dans un camp musulman » [22] ou que l'image des « Musulmans morts », que la CNN a diffusée à maintes reprises, fût une photo des Serbes tués par les Musulmans en mars et mai 1993 [23] ? Qu'importe aujourd'hui que l'affaire des camps d'extermination serbes eût été démasquée dans les rapports de la Croix Rouge et de l'ONU, longtemps avant l'aveu d'Izetbegovic [24] ? 

Ce qui est terrifiant, c'est que le mensonge peut si facilement devenir une vérité acquise, comme peut-être jamais auparavant dans l'histoire de l'humanité. Car nous sommes en possession des moyens de communication de masse. Cela veut dire que les mêmes images, les mêmes mots se répandent avec la vitesse de l'éclair à travers le monde. Ces images et ces mots s'imposent par leur quantité, à force de répétition, comme une idéologie dominante.

*

Pendant les guerres en ex-Yougoslavie en général, et la guerre du Kosovo en particulier, la propagande véhiculée par les médias a créé l'impression que l'Occident constituait un front uni contre la barbarie des Serbes. La réalité était bien plus nuancée pour autant.

Il y a eu d'une part des hommes politiques enivrés par la guerre de l'OTAN contre la Serbie , par cette guerre qu'on a qualifiée, par une contradiction dans les termes, d'« humanitaire » ou encore de « morale » (« S'il y a jamais eu une guerre morale ou qui soit menée pour des raisons morales, c'est bien cette guerre », a, par exemple, dit Vaclav Havel [25]. Enivrés aussi par la perspective utopique d'un royaume du Bien : un « cri d'espérance, l'imminence du Royaume, une nouvelle naissance à saluer – "l'Europe est née à Pristina" », comme l'écrivait le courageux philosophe français Régis Debray [26], qui s'est d'ailleurs attiré les foudres des bien-pensants par sa prise de position contre la guerre de l'OTAN et contre les mensonges médiatiques sur la situation au Kosovo [27].

Cette espérance du Royaume, c'est Bernard Kouchner qui en a été l'un des représentants de marque. C'est lui qui déclarait le 6 juillet 1999 : « Ce qui a été fait au Kosovo, c'est-à-dire la protection des minorités à l'intérieur de l'Europe, était inimaginable en 1945. Pour la première fois, les armées des cinq pays majeurs d'Europe sont du même côté. Voilà pourquoi l'Europe est née au Kosovo, celle des droits de l'homme, de la fraternité. Celle que nous aimons » [28]. Pour Kouchner, l'agression conjuguée de « cinq pays majeurs d'Europe » contre un petit pays, seul et affaibli par les guerres et les embargos, a donc été un exploit admirable. L'épuration ethnique des Serbes par les Albanais, qui était en cours à ce moment-là, ainsi que la destruction des églises et des monastères qui avait, elle aussi, lieu à cette époque, le jihad lancé contre les chrétiens, n'était à ses yeux que l'expression des « droits de l'homme », de « la protection des minorités » et de la « fraternité ». La destruction d'une nation et du patrimoine chrétien équivalait à la naissance de l'Europe : « l'Europe est née à Pristina ». Et pourtant Bernard Kouchner savait très bien ce qui se passait au Kosovo, comme il ressort de ses mémoires : « A la fin de l'année 1999, il y eut jusqu'à cinquante meurtres par semaine […]. Meurtres inter- et intra-ethniques […]. La majorité de ces crimes touchaient des Serbes et des représentants des minorités, les Roms […], les Egyptiens, les Bosniaques. […] Des Albanais succombaient également : règlements de comptes familiaux, politiques ou mafieux, souvent les deux ensemble. […] La haine n'était pas résiduelle mais permanente. On la sentait partout […] » [29].

Il y a eu d'autre part des personnalités militaires et politiques de premier plan qui ont fait note discordante : Lord Carrington (ancien ministre des affaires étrangères et secrétaire général de l'OTAN, négociateur de paix en ex-Yougoslavie) ; le général Michael Rose (la guerre de l'OTAN contre la Serbie en 1999 a été « juridiquement et moralement indéfendable », a-t-il écrit [30], James Bisset (ancien ambassadeur du Canada à Belgrade), Jiri Dienstbier (porte-parole de la Charte 77, ancien ministre tchèque des affaires étrangères, rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme des Nations unies pour l'ex-Yougoslavie, qui a eu un conflit violent avec Bernard Kouchner en 2000 au sujet de l'épuration ethnique subie par les Serbes [31], Patrick J. Buchanan, homme politique américain, pour ne donner que quelques noms. Une petite citation de Buchanan : « D'où prend le président Clinton son autorisation pour ordonner des frappes aériennes – donc des actes de guerre – contre une nation souveraine qui réagit contre un soulèvement à l'intérieur de ses frontières ? […] Les Serbes ne menacent pas l'OTAN. Ils n'ont pas attaqué les Américains. Ils s'efforcent de défendre une province qui est le certificat de baptême de la nation serbe. […] Puisque l'Armée de libération du Kosovo a été accusée de terrorisme […], pourquoi donc faut-il que nous mettions notre force aérienne à son service ? » [32]

L'une des réactions le mieux articulées a été aussi celle de Henry Kissinger, ancien ministre des affaires étrangères, dans un article intitulé « Doing Injury to History » ( Newsweek Magazine , le 5 avril 1999), ce qu'on peut traduire comme « La falsification de l'histoire » :

« La guerre au Kosovo [entre Serbes et Albanais] s'enracine dans un conflit séculaire. Elle se déroule sur la ligne de frontière entre l'empire ottoman et l'empire austro-hongrois, entre l'islam et le christianisme ».

« Le président [Bill Clinton] a invoqué des analogies historiques […] qui sont douteuses au plus haut degré. Il falsifie l'histoire :

Milosevic n'est aucun Hitler […], et entre la crise du Kosovo et les événements qui ont précédé l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale, il n'y a aucun rapprochement. […] Le Kosovo, c'est une guerre pour une terre qui, aux yeux de la nation serbe, est sacrée [a national shrine] ».

Ce dont on avait besoin, « c'était une solution viable. Les pourparlers de Rambouillet n'en constituaient pas une. […] [V]ouloir imposer une solution par diktat, sous la menace des bombardements de l'OTAN n'a fait qu'empirer la crise. […] Cela a été une grande erreur que de renoncer à renforcer les observateurs, déjà sur place au Kosovo, en faveur des forces de maintien de la paix de l'OTAN qui, elles, ne trouveront aucune paix à maintenir ».

(Il s'agit des observateurs de l'OSCE, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, dont la Serbie avait même demandé la présence, en même temps que la présence des forces de l'ONU [33]).

« Les Serbes ont rejeté l'accord de Rambouillet parce qu'il représente, à leurs yeux, le préambule de l'indépendance du Kosovo. Ils considèrent la présence des troupes de l'OTAN sur leur territoire [la présence de l'OTAN sur l'ensemble du territoire serbe était stipulée dans les actes de Rambouillet] comme le même type d'occupation que la Serbie a connue au cours de son histoire et contre laquelle elle a su résister – résistance contre l'empire ottoman et l'empire autrichien, contre Hitler et Staline ».

« Quant a l'UCK, son but n'est pas l'autonomie, mais l'indépendance. Ils ont accepté l'accord de Rambouillet comme une manœuvre tactique, pour que l'OTAN déchaîne sa force aérienne contre les Serbes haïs ».

« Au fur et à mesure que le Kosovo s'achemine vers l'indépendance, la pression s'accroîtra sur la Macédoine , où les Albanais constituent un tiers de la population. Pourquoi n'obtiendraient-ils pas le même droit à l'autodétermination que leurs frères du Kosovo ? » [34]

Nous avons donné cette ample citation, parce que l'article de Henry Kissinger nous semble d'une qualité exceptionnelle. C'est bien informé, juste et courageux. Il n'est pas nécessaire d'ajouter de commentaire, car ce que Kissinger dit est parfaitement clair et s'est bien confirmé depuis.

*

La guerre des Etats-Unis contre la Serbie en 1999, guerre illégale du point de vue du droit international, car sans mandat de l'ONU, mais justifiée officiellement comme une tentative de mettre fin au « génocide » dont étaient victimes les Albanais (génocide qui, lui, n'a jamais eu lieu, les pires violences ne s'étant pas produites avant l'intervention de l'OTAN mais après), a été un épisode important pour la nouvelle étape historique qui a débuté avec la chute du communisme. Cette guerre a permis de donner un nouveau souffle à l'OTAN au moment où l'Alliance nord-atlantique avait perdu sa raison d'être. Elle a permis de resserrer les rangs contre un ennemi inventé, de marquer sa présence, et de se forger, en avril 1999, un « nouveau concept stratégique » à partir de l'idée de « guerre morale » [35]. L'OTAN cessait ainsi d'être une alliance défensive à l'intérieur de son propre territoire. La guerre dite « morale » a ouvert des possibilités d'action considérables, voire illimitées, puisqu'elle a libéré l'OTAN des entraves du droit international ainsi que de celles de sa propre charte qui avait été en vigueur depuis 1949. L'arbitraire « humanitaire » finit, de la sorte, par supplanter les règles du droit qui visent à limiter les guerres [36]. Le « nouveau concept stratégique », ainsi que la guerre même contre la Serbie , n'aurait jamais pu être lancé sans la propagande médiatique qui l'a précédé.

Rappelons aussi que les guerres contre les Serbes ont permis aux Etats-Unis d'établir une présence physique dans la région, avec implantation de bases militaires, dont la plus importante est le Camp Bondsteel au Kosovo, et avec la possibilité de surveiller la route du pétrole dans les Balkans [37].

A ceci il faut ajouter que les actions des Etats-Unis ont certainement eu pour but de mettre la région à l'écart de la sphère d'influence russe, qui avait toutes les chances de s'établir, étant donné les liens traditionnels entre la Serbie et la Russie.

Ce que les grands pays (les Etats-Unis secondés par l'Europe occidentale) ont obtenu en soutenant la cause musulmane en Bosnie, au Kosovo, c'est, au fond, une Serbie vaincue, et une Europe vaincue. Le fait que l'Europe ne se rende pas bien compte de sa détresse, ne change rien au nouveau rapport de forces. Les Etats-Unis peuvent bien s'imaginer asseoir leur suprématie mondiale sur l'amitié avec « l'islam des Lumières » (puissance numérique, géopolitique et pétrolière), cela ne change rien au combat qui est en cours, entre le christianisme et l'islam, en plein cœur de l'Europe.

Le mensonge sert à quelque chose : mensonge sur les guerres d'ex-Yougoslavie, mensonges sur les Serbes, mensonges sur l'Irak (l'Irak n'a pas eu d'armes de destruction massive, il n'a pas entretenu des relations avec Al-Qaïda : cela a été aussi une série de mensonges). Il fournit des prétextes aux guerres des forts contre les faibles. Les forts peuvent bien remporter des victoires à court terme – c'est une réalité purement physique – mais aucune force ne peut se maintenir sur la puissance subversive du mensonge.

*

Il y a ainsi eu une désinformation écrasante, mais il y a eu aussi, tout au long de cette triste page de l'histoire contemporaine, des voix honnêtes et lucides. Le mal qu'on a fait à la Serbie est énorme et irréparable. Reconstituer la réalité des faits reste pourtant un devoir à accomplir.

En étudiant ce chapitre d'histoire, avec le rôle maléfique qu'ont joué les médias, on est pris d'angoisse. Car ce auquel on a affaire, c'est tout simplement la puissance du mensonge. On ne peut s'empêcher de penser au symbole génial qu'en avait donné le conteur danois Andersen, dans «  La Reine des Neiges ». Dans cette histoire, Andersen raconte que le diable a fabriqué un miroir magique qui déformait tout ce qui s'y réfléchissait. Le miroir fit son apparition dans tous les pays. Tous les gens en furent atteints comme par une épidémie, et ils commencèrent à tout voir d'une façon déformée et à ne plus distinguer le bien du mal. Il paraît que ce miroir déformant existe bien. Il a été inventé. Nous l'avons inventé. Et nous en cueillons les fruits.

***

Texte publié dans la revue « Nucleus », juin 2008, Bruges, Belgique (www.nucleusopinion.net).

Monica Papazu, originaire de Roumanie, auteur de « Kosovo – frontlinjen mellem kristendom og islam » (Le Kosovo – frontière entre le christianisme et l'islam), Forskningsforlaget Rafael, 2007 ; « Det sidste slag paa Solsortesletten : Den Nye Verdensorden, den nye totalitarisme » (La dernière bataille du Champ des Merles: Le Nouvel Ordre Mondial – le nouveau totalitarisme), Tidehverv Forlag, 1999. Monica Papazu vit au Danemark, où elle enseigne la littérature comparée et la théologie orthodoxe.

 

  1. Chesterton, « The Thing Called a Nation : The Spiritual Issue of the War », The Daily News , 28 juin 1916, article repris dans The Lay of Kossovo: Serbia's Past and Present (1389-1917) , publié par « the British Kossovo Day Committee », London, 1917, pp. 32-35.
  2. R.G.D Laffan, The Serbs : The Guardians of the Gate , 1918 ; New York, Dorset Press, 1989, p. 3.
  3. Bernard Kouchner, Les Guerriers de la paix : Du Kosovo à l'Irak , Grasset, 2004, pp. 373-375.
  4. Michel Collon, Poker Menteur : Les grandes puissances, la Yougoslavie et les prochaines guerres , Bruxelles, Ed. EPO, 1998, p. 20.
  5. ICTY Weekly Press Briefing, 22 octobre 2003.
  6. Voir, entre autres, l'excellent ouvrage du professeur John R. Schindler, Unholy Terror : Bosnia, Al-Qa'ida, and the Rise of Global Jihad , St. Paul, MN, Zenit Press, 2007, pp. 15-16, 35-54 ; l'interview de Jacques Merlino avec Youssef Bodansky : Jacques Merlino, Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire , Albin Michel, 1993, pp. 149 et sq.
  7. John F. Burns, « 2-Week Cease-fire Broken in Bosnia as Serbs Attack », The New York Times , 13 avril 1993 ; Standford University News Service (415) 723-2558, 03/02/93.
  8. Cité par : Le général Pierre M. Gallois, Le sang du pétrole : Bosnie. Essai de géopolitique , Lausanne, L'Age d'Homme, 1996, p. 89.
  9. Cité par Merlino, Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire , pp. 149, 229-233 ; Collon, Poker Menteur , p. 269. La traduction française intégrale (Izetbegovic, Le Manifeste Islamique , traduit, présenté, et commenté par Ahmed Abidi, Beyrouth, Editions Al Bouraq, 2000) est, par endroits, une version édulcorée du Manifeste , comme l'on peut s'en convaincre à la lecture de la traduction anglaise qui a été faite à Sarajevo en 1990.
  10. Merlino, Les vérités yougoslaves , pp. 194, 140.
  11. Vojin Joksimovich, The Revenge of the Prophet : How Clinton and Predecessors Empowered Radical Islam , Boston, MA, Regina Orthodox Press, 2006, pp. 174-176 ; Collon, Poker Menteur , pp. 28-33, 47 ; Peter Brock, Media Cleansing : Dirty Reporting. Journalism and Tragedy in Yugoslavia , Los Angeles, GMBooks, 2005, 2006, pp. 179-182 ; Major General Lewis MacKenzie, Peacekeeper : The Road to Sarajevo , Vancouver, Toronto, Douglas & McIntyre, 1993, pp. 193-194 ; Leonard Doyle, The Independent , 22 août 1991.
  12. David Owen, Balkan Odyssey , London, Indigo, 1995, 1996, pp. 279-280. Je me suis partiellement servie ici de la traduction qu'en donne Collon, Poker menteur , p. 47.
  13. Merlino, Les vérités yougoslaves , p. 112.
  14. Roy Gutman, « Prisoners of Serbia's War : Tales of hunger, torture at camp in north Bosnia », New York Newsday , 19 juillet 1992.
  15. Roy Gutman, « In six-week Spree, at least 3,000 killed », New York Newsday , 2 août 1992.
  16. « Former NY Times Reporter: '93 Pulitzer Prize Should Be Revoked », Sherrie Gossett, CNSNews.com, 22 mars 2006. Voir l'ouvrage, cité plus haut, de Peter Brock, Media Cleansing (2005) : c'est un ouvrage très fouillé (plus de 300 pages en grand format) et particulièrement éclairant.
  17. Dusan T. Batakovic, « Le génocide dans l'Etat indépendant croate 1941-1945 » : www.rastko.org.yu/rastko-bl/istorija/batakovic/batakovic-ustase_fr.html.
  18. Merlino, Les vérités yougoslaves , pp. 126-129.
  19. Milos Stankovic, Trusted Mole : A Soldier's Journey into Bosnia's Heart of Darkness , London, HarperCollins, 2000, 2001, pp. 244-245.
  20. « If they find me, they will kill me : Interviews with pro-Yugoslav Albanian refugees from Kosovo », ed. by Gregory Elich : www.jasenovac.org .
  21. Centre de Nouvelles ONU : http://www.un.org/apps/newsFr/storyFAr.asp?NewsID=13712&Cr=CIJ&Cr1=Serbie&Kw1=cij&Kw2=bosnie&Kw3 =
  22. Vladimir Volkoff, Petite histoire de la désinformation : Du cheval de Troie à Internet , Paris, Editions du Rocher, 1999, p. 233.
  23. Schindler, Unholy Terror , p. 91.
  24. Toutes les parties impliquées dans la guerre de Bosnie ont établi des camps de prisonniers. Selon le rapport de l'ONU (S/1994/674/Add.2, Vol. IV, 27 mai 1994), les camps serbes représentaient 49,2 % des camps existants en Bosnie. Selon le rapport onusien (S/1994/265), il y avait, en décembre 1993, 5.500 prisonniers de guerre en Bosnie-Herzégovine : 40 % dans les camps croates, 25 % dans les camps musulmans, 13 % dans les camps serbes (voir aussi : Brock, Media Cleansing , pp. 92, 80-81).
  25. Cité par David Chandler dans son excellente étude From Kosovo to Kabul : Human Rights and International Intervention , London, Pluto Press, 2002, p. 68, cf. p. 189.
  26. Régis Debray, L'emprise , Paris, Gallimard, 2000, p. 20.
  27. Régis Debray, «  Lettre d'un voyageur au président de la République  », Le Monde , 13 mai 1999 ; Régis Debray, « Une machine de guerre », Le Monde diplomatique , juin 1999, pp. 8 et 9 .
  28. Cité par Daniel Colard, « De la paix par la force à la paix par la sécurité coopérative et démocratique », in Ares (Association franco-canadienne d'études stratégiques), no. 45, vol. XVIII, fascicule 2, mai 2000, p. 24.
  29. Kouchner, Les Guerriers de la paix , pp. 224-225.
  30. General Sir Michael Rose, Fighting for Peace : Lessons from Bosnia , London, Warner Books, 1999, p. xxi.
  31. Serge Halimi et Dominique Vidal, « Chronique d'un génocide annoncé », Le Monde diplomatique , mars 2000 ; « Kouchner Seeking Independent Kosovo », Agence France Presse, 16 juin 2000. Dans ses mémoires, Dienstbier exprime sa critique de la politique occidentale en ex-Yougoslavie, de la guerre de l'OTAN et de l'UCK : Jiří Dienstbier, Daň z krve (Tribut du sang), Prague, Nakladatelství Lidové noviny 2002.
  32. Patrick J. Buchanan, « Why Are We in Kosovo ? », 22 janvier 1999 : sdlusa.com/sdl//kosovo/buchkos1.htm.
  33. Les négociateurs serbes n'avaient pas rejeté l'idée d'accorder de nouveau une autonomie élargie au Kosovo, ni celle d' « une présence internationale » dans la province. Qui plus est, le parlement serbe, dans sa séance du 23 mars 1999, avait adopté une résolution demandant l'aide des Nations unies en vue de trouver une solution négociée au problème du Kosovo. Les Serbes désiraient la présence des observateurs de l'OSCE et que cette présence soit renforcée par l'ONU. L'information sur les décisions de l'assemblée nationale serbe ne fit surface dans la presse que le 8 avril, à la fin d'un article du New York Times , et elle passa presque inaperçue : Steven Erlanger, « Crisis in the Balkans: The Serbs. Milosevic's new version of reality will be harder for NATO to dismiss », The New York Times , 8 avril 1999 ; Philip Hammond, Edward S. Herman (ed.), Degraded Capability : The Media and the Kosovo Crisis , London, Pluto Press, 2000, p. 116, 102.
  34. Henry Kissinger, « Doing Injury to History», Newsweek Magazine , 5 avril 1999.
  35. Le Concept Stratégique de l'Alliance , OTAN Communiqué de Press NAC-S (99) 65 du 24 avril 1999. Le document, issu pendant la guerre du Kosovo, représente une « approche globale de la sécurité » et traite entre autres du « déploiement de forces hors du territoire national » et des interventions en cas de « terrorisme », conflits régionaux, « violations des droits de l'homme ».
  36. Voir mon analyse : Monica Papazu, « La guerre par générosité : Du Kosovo à Bagdad », in Catholica , no. 81, automne 2003.
  37. Michel Collon, Monopoly. L'OTAN à la conquête du monde , Bruxelles, éd. EPO, 2000, p. 98-99; Michel Chossudovsky, „The Criminalization of the State: « Independent Kosovo », a Territory under US-NATO Military Rule”, Global Research , Canada, 4 februarie 2008.
На Растку објављено: 2008-06-16
Датум последње измене: 2008-06-16 16:22:29
 

Пројекат Растко / Пројекат Растко Данска