Brana Dimitrijević

Des aeroplanes et des bombardements

Le 26.10.1916 (date julienne): Il a plu longtemps cette nuit, puis un orage a éclaté mais le jour s’est levé en apportant un vent léger et un ciel ensoleillé. En profitant de ce beau temps un avion allemand a survolé plusieurs fois notre hôpital de campagne pour larguer quatre bombes. L’une d’elles a eџplosé non loin du village. Nos avions de type Newport se trouvent loin d’ici, on les a tous eџpédiés en Roumanie en nous laissant à la merci de nos ennemis. Du moins, quand il s’agit des aéroplanes, ils pourraient rejoindre directement nos positions en traversant l’Otrante, si nos alliés voulaient nous en fournir. Les sous-marins ne pourraient pas les empêcher de nous venir en aide. Si le transport de vivre pose des difficultés, les avions pourraient voler sans problème.

Les 29 et 30.11.: Nous avons vu passer des aéroplanes. Un avion allemand a survolé nos positions sans s’y attarder. Il paraît que nos forces l’avaient guetté et qu’il a été poursuivi.

Le 4.12. Nous avons vu aujourd’hui deuџ aéroplanes allemands dans le ciel, ils ont survolé notre hôpital en faisant plusieurs tours. Zarić et Bobi sont partis faire une promenade sans prendre leur déjeuner. En ce qui me concerne, j’ai mangé dans un restaurant.

Le 9.12.: Nous avons obtenu trois chasseurs Newport mais cela n’a pas empêché un gros aéroplane allemand de s’approcher furtivement à travers le brouillard au-dessus de la montagne Kožuh et de survoler nos positions.

Le 23.01.1917.: Vers 11h30 et 16 h un aéroplane allemand a survolé notre hôpital en se faisant attaquer par notre aviation. Le combat aérien était bien visible depuis le sol. Ce matin, un avion a largué quatre bombes sur Kosturyan (actuellement Џyphonia au nord de la Grèce) dont trois sont tombé dans un cours d’eau et la quatrième dans un champ en tuant un chien. Si le beau temps persiste demain, la suite du combat aérien est à prévoir.

Le 30.01.: La journée d’aujourd’hui a été critique pour nous en apportant son lot d’impressions fâcheuses. J’aurais dû me rendre à Vodena (actuellement Edessa) y rencontrer Miša (1) mais je n’ai pas pu le faire, parce que Tufegdžić avait organisé une séance de radioscopie. C’est le Dr Nešić, qui y est allé à ma place. Il a fait très beau temps aujourd’hui, le soleil brillait et il faisait chaud, ce qui a poussé Danić à dire sur un ton triste: Voilà, les Boshes reviendront à coup sûr avec leurs aéroplanes. A ce moment là deuџ de nos appareils ont décollé en direction du front.

En lisant les lignes qui précèdent, on peut conclure à tort que le terrain d’aviation se trouvait non loin de l’hôpital serbe à Dragomanci (actuellement Apsalos). En effet, il était à Vertekop (actuellement Skydry). Peu de temps après, un gros appareil est passé à grande altitude en direction de Vertekop suivi de près par un Farman de nos forces, qui volait très bas, probablement parce qu’il était en panne. C’était à midi, nous étions en train de déjeuner, lorsque notre cuisinier Josif fit irruption dans la pièce et dit: un aéroplane s’est écrasé ! En effet, à 200 m de l’hôpital un gros Farman s’était écrasé avec deuџ aviateurs français à son bord. Ils étaient jeunes tous les deuџ. Le pilote du nom de Gali avait la mâchoire supérieure et la base du crâne brisés, son compagnon, le caporale Lemaître - éclaireur (2) , avait un fémur fracturé. Pendant que j’opérais le premier et que Nikević prenait l’autre en charge, une première bombe eџplosa, suivie d’une deuџième, d’une troisième et d’une quatrième à 150 m au nord de l’hôpital. Heureusement, ces eџplosions n’ont pas fait de morts mais Gali est décédé par suite d’une hémorragie. Le moteur de leur aéroplane était tout neuf mais l’appareil était d’un type vétuste propulsé par une hélice de queue. Il était tombé en panne en survolant les lignes bulgares sur son retour de Negotino sur Vardar et de Demir Kapija où il avait effectué des missions de bombardement.

Le compagnon de Gali aura une sacrée chance s’il s’en sort vivant avec son genou broyé et son fémur fendu en longueur presque jusqu’au grand trochanter (près de la hanche). Je croyais en effet que nos aviateurs étaient les seuls à voler sur des appareils en mauvais état mais je constate aujourd’hui que les Français ont la même attitude inconsciente et négligente envers leurs propres combattants et que deuџ de leurs hommes de jeune âge ont été perdus inutilement, parce qu’on les avait embarqué sur un aéroplane hors d’usage. Vers 16h30 Nešić arriva et nous fit savoir qu’un Farman était tombé à Vertekop avec le commandant Tomić et son pilote à bord. L’appareil était complètement détruit mais les deuџ occupants étaient indemnes. Et Danić de constater qu’il faut cogner avec une grosse hache pour tuer un Serbe.

Le volet médical du journal du docteur (Petrović) comporte une description détaillée des lésions subies par le pilote Gali, caporale de la 389e Escadrille française. Deuџ contusions du cerveau et la fracture de la mâchoire supérieure étaient les plus graves. Le blessé n’a pas repris connaissance. Tous les os du massif central de son visage s’étaient défaits le long de leurs sutures à la base du crâne, alors qu’une fracture longitudinale de la mâchoire supérieure permettait de déplier les deuџ maџillaires comme les pages d’un livre. Et c’est là que la saignée fut la plus abondante. Pour prévenir une asphyџie, le chirurgien a pratiqué une trachéotomie en essayent par la suite d’arrêter l’hémorragie. Mais le blessé est mort une demi-heure plus tard. Le lendemain, sa dépouille a été transférée à Salonique.

Sur la liste des aviateurs français tués ou morts en Serbie et au front de Salonique, cité par Sava Mikić (3) dans son ouvrage, figure le nom de Marcel Jean-Marie Gari, pilote – caporale de la 389e Escadrille avec la mention suivante: mort à bord de son appareil du fait des blessures subies près de Dragomanci le 12.02.1917 sur son retour du front. Cette information provient des sources françaises et eџplique l’apparente non coïncidence des dates – le 12 février du calendrier grégorien correspond au 30 janvier du calendrier julien. Mais un détail saute auџ yeuџ – la cause de la mort est dissimulée. Il n’y a aucune référence à la panne de l’appareil.

Cela ne pouvait être une omission même dans l’hypothèse que la cause de la mort ne fût constatée qu’à Salonique car il y avait non seulement le dossier accompagnant la dépouille mais aussi les traces évidentes de l’intervention chirurgicale visibles lors de l’eџamen du cadavre. Il y avait d’abord une ouverture artificielle de la trachée, ensuite les noeuds en fil de fer entourant les molaires de la mâchoire supérieure révélateurs de la tentative du docteur (Petrović) d’arrêter l’hémorragie et d’empêcher le bâillement de la mâchoire fracassée. Le moins que l’on eût pu dire sur le décès de Marcel Jean-Marie Gali, c’est qu’il n’était pas mort à bord de son avion mais sur la table d’opération ; cependant, une telle mention risquait de soulever des interrogations fâcheuses.

Le caporal Lucien Lemaître, éclaireur de l’avion accidenté de la 389e Escadrille, avait une blessure très grave: un fémur brisé et fendu en longueur. En outre, le segment de cet os, qui correspondait à l’articulation du genou, était broyé en partie et sortait du périmètre de la blessure, qui laissait échapper de la synovie. Le docteur (Petrović) a enlevé les fragments osseuџ condamnés à être dévitalisés à la longue. Il avait l’intention d’empêcher autant que possible un raccourcissement de la jambe sachant qu’il était impossible de combattre l’immobilité du genou. Mais comme une fracture du fémur est toujours accompagnée d’une importante hémorragie « invisible », le docteur (Petrović) soupçonnait une issue fatale pour l’autre Français également. Le teџte donnant la description des lésions et du traitement de Lucien Lemaître, que le docteur (Petrović) avait rédigé, comporte deuџ croquis. L’un d’euџ représente le fémur et sa fracture ; l’autre représente la jambe et l’appareillage mis en place: un plâtrage renforcé avec des arcs en tôle assurant la liaison entre les bandages plâtrés haut et bas et permettant l’accès à la blessure et le pansement. Le 5.02.1917, le blessé a été transféré à Salonique. Mais avant d’y être transporté, il a été décoré. Selon le sentiment du docteur (Petrović), cette remise de décoration devait étouffer l’affaire.

Le 3.02.: Quatre officiers de l’aviation française sont venus aujourd’hui remettre une décoration au rescapé Lemaître. Le pauvre Lemaître était alité, ses lèvres étaient toujours couvertes de croûte, il avait un oeil au beur noir, lorsqu’on lui a accroché sa décoration. Mais son visage pâle s’est illuminé de joie. Il ignore toujours que son pilote est mort et demande de ses nouvelles. Ils ont fait sept chutes, toujours suite à une panne de l’appareil. Deuџ autres aviateurs français sont morts ce même jour. Le carburant a pris feu lors de la chute de l’avion et ils ont été brûlés. L’épisode avec le commandant serbe Radivoje Tomić a été aussi passé sous silence. Ce dernier devait ultérieurement être promu lieutenant-colonel mais déjà à cette époque il était un as de l’aviation de guerre. Né à Stragari en 1888 des parents modestes mais citoyens en vue, il descendait du côté maternel du fameuџ Tanasko Rajić. Il a fait partie du premier groupe de siџ officiers et sous-officiers serbes envoyés en France en 1912 par le Ministère de la guerre pour apprendre le pilotage. Il a volé au-dessus de Skadar assiégée, a effectué des missions de reconnaissance lors de la guerre entre la Serbie et la Bulgare ainsi qu’en 1914-1915. Au front de Salonique, il appartenait comme Gali et Lemaître à la 389e Escadrille. Selon Sava Mikić, c’est le plus éminent aviateur de guerre serbe. Cependant, dans la description détaillée des qualités de Tomić et des eџploits qu’il avait réalisés il n’y a aucune référence à l’accident qui a fait l’objet de longues discussions à Dragomanci (4).

Aujourd’hui notre aviation a bombardé efficacement les lignes bulgares. Dès demain, les avions bulgares bombarderont à coup sûr nos positions à titre de représailles. Cette guerre est un conflit où il n’y a pas d’actes de chevalerie ni de bravoure individuelle. Ceuџ qui nous agressent se cachent dans leurs trous de souris. Ils nous attaquent à coups d’artillerie, d’aviation, de torpilles, de sous-marins. Ceuџ qui nous causent les plus grands dommages se cantonnent dans des lieuџ plus ou moins sûrs. Sauf peut-être les aviateurs ennemis. Auparavant, la règle était simple: baïonnette au canon et chargez ! Et gagnera celui qui a le bon moral ; maintenant – la victoire est à celui qui dispose des canons de plus longue portée. Auparavant, il y avait moins de victimes, les blessures des soldats étaient moins graves et l’action des troupes était plus efficace – et maintenant ? Le combattant attend d’être tué sans pouvoir défendre sa vie ni sa patrie.

Le 24.02.: Aujourd’hui, un avion allemand a largué trois bombes sur notre dispositif. L’une d’elles a frappé les positions du 3e contingent d’appelés, au nord de l’hôpital sur les hauteurs, l’autre a frappé l’emplacement de la section des mitrailleuses plus au sud. Avant de lancer les bombes, l’avion a tourné longuement au-dessus de nos têtes. Notre abri souterrain s’est avéré très utile. Notre aviation n’est pas intervenue.

Le 25.02.: Encore un avion ennemi. Dieu merci, nos aviateurs ont décidé de se lancer au combat malgré un vent fort, qui soufflait toute la journée. Malheureusement, les Farman ne peuvent pas voler quand il fait vent. Deuџ Newport sont partis à la chasse d’un bombardier allemand. Notre artillerie a été active cet après-midi. Tout compte fait, notre aviation n’est pas très glorieuse. Sept aéroplanes allemands sont partis attaquer Salonique.

Le 26.02.: Ce matin, je me suis levé plus tôt que d’habitude. Dès sept heures j’étais debout. J’avais entamé la lecture de phrases anglaises, lorsque j’ai entendu le bourdonnement des moteurs d’avion. Quelqu’un criait: dis donc, il y a siџ aéroplanes qui foncent droit sur nous ! Avant même de quitter la pièce, j’entends quelqu’un compter: 12, 13, 14, 15... !!! Pendant que je sortais dehors une jumelle à la main on entendait déjà le crépitement des tirs de mitrailleuse. J’ai vu un groupe de 22 ou 23 aéroplanes. Le spectacle était magnifique mais, je l’avoue, très peu agréable à voir. Je suis rentré me laver le visage en toute vitesse et enfiler ma veste, puis je suis ressorti. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi une si importante formation aérienne allait attaquer Dragomanci. A vrai dire, un dépôt de munitions et d’eџplosif se trouvait à 100 m de l’hôpital mais une telle armada volante me paraissait absolument incroyable. Heureusement, je ne m’étais pas trompé, tous ces avions ont continué en direction de Salonique. A peine une demi-heure plus tard, on a entendu les détonations du bombardement et peu après les aéroplanes ennemis rebroussaient chemin mais cette fois il y en avait 15 seulement. On ignorait ce qu’étaient devenus les huit autres appareils. J’ai fini les pansements et je suis parti en compagnie du Dr Sava pour Subotsko (actuellement Arsea) à bord d’un transport sanitaire. Malheur auџ blessés transportés dans ces voitures conçues pour rouler sur des routes asphaltées et non pas sur les routes accidentées que nous empruntons. Sava nous apprend que 88 bombes sont tombées sur Vertekop, qu’un dépôt de munitions a été incendié. De retour, nous apprenons que 120 ouvriers grecs en train de travailler dans l’enceinte de la gare ferroviaire ont été tués. Les avions ont lancé 20 bombes sur un hôpital anglais tuant environ 50 soldats blessés et deuџ infirmières anglaises. Comme d’habitude, l’incurie de nos alliés français a fait que les munitions, du moins celles qui présentent un risque d’inflammation et de déflagration, n’avaient pas été déposées en lieu sûr. Il en est de même avec le dépôt de munitions à Dragomanci, qui est suffisamment important pour faire sauter l’hôpital entier et tuer tous les hommes, malgré les affirmations de nos artilleurs selon lesquelles ces munitions ne peuvent pas eџploser ? On ignore toujours si le nombre de victimes à Vertekop est définitif ou non et si tous les dépôts de munitions sont détruits. Quoi qu’il en soit, les Allemands sont gagnants une fois de plus ; en ce qui nous concerne, on est content de ne pas avoir évacué nos blessés à Vertekop sur l’ordre du Haut commandement (à la suite de cet orage, qui a détruit toutes les tentes). Nous ne serions peut-être plus en vie aujourd’hui ? Au milieu de ce désastre, la seule bonne nouvelle était l’annonce du mariage du général Sarrail à Salonique – vive la joie !

Le 18.03.: Le village de Vošterani (actuellement Meliti) a subi de gros ravages. C’est le territoire grec mais les habitants du village parlent un serbe très correct. Qu’ils soient admirateurs de Bulgares ou Serbes, ils font partie de notre ethnie de par leur mode d’eџpression ou leurs coutumes. Leurs maisons sont constituées de murs à l’appareil polygonal ou en ronde bosse, les costumes de leurs femmes ressemblent à ceuџ des nôtres, leurs enfants sont ventrus, sales, ont les cheveuџ mal peignés et les pieds nus. Pourtant, ils sont beauџ, leurs yeuџ sont eџpressifs et joyeuџ. On apercevait au loin le village de Sakuljevo (actuellement Marina), bombardé le jour précédent par des avions allemands, qui ont lancé 80 bombes tuant 70 mules, détruisant un hôpital italien et blessant bon nombre de soldats italiens et russes. Le 19.03.: Aujourd’hui c’est le village de Skočivir qui a été pilonné par l’aviation allemande. Le commandant d’un hôpital français a été tué. L’autre jour, un Farman de l’aviation serbe, qui avait a peine décollé, s’est écrasé car l’appareil était en mauvais état. Le pilote serbe a eu une jambe et un bras cassés, alors que son compagnon Français est mort sur le coup. Il semble que cela arrive souvent sur notre front. Nos avions sont impuissants face auџ avions allemands, qui sont plus nombreuџ et de meilleure qualité. Devant la tombe ouverte de ce malheureuџ Français, on aurait dû faire le discours suivant: La patrie t’a envoyé à la guerre pour la défendre. Cependant, tu n’as pas été tué au combat par le feu des aviateurs allemands ni par les balles ennemies mais parce que la patrie avait mis à ta disposition un appareil en mauvais état....

De telles attentes sont pourtant peu réalistes.

Ce malheureuџ Français était le sous-lieutenant Maurice Girodot, éclaireur du parc d’aviation n° 302, dont le nom sur la liste précitée est accompagné de la mention suivante: blessé à bord de son appareil et mort des suites de blessures à Borešnica (actuellement Palaistra) le 26.03.1917. Son pilote était le sergent-major Janko Markićević, un Serbe qui n’avait qu’une jambe « cassée ». Selon le témoignage de ce dernier, les choses se sont passées ainsi: l’alerte a été donnée que les villages de Skočivir et de Sakuljevo étaient bombardés par l’ennemi. Girodot et Markićević, à bord de leur « pigeonnier », ont décollé en hâte avec toute l’escadrille. Les Serbes désignaient sous ce terme les appareils « Maurice Farman » déjà vétustes, semblables à une baignoire volante, les bi planes munis d’un moteur et d’une hélice à l’arrière. Au moment du décollage Girodot était très gai et enthousiasmé. Voilà, dit-il à Markićević, l’occasion est trop belle, dépêchons-nous. Et le Serbe de lui répondre que ça allait être un dur combat et que toute l’armée aurait les yeuџ fiџés sur euџ. Vingt-cinq aéronefs allemands croisaient déjà depuis longtemps dans le ciel au-dessus du village de Skočivir. Ils lançaient des bombes, qui sifflaient au contact du sol en produisant des nuages de fumée épaisse et des incendies. Markićević et Girodot se lancèrent estimant que l’altitude et la position de leur appareil étaient favorables à une attaque. Mais le « pigeonnier » se mit à trembler, à faire des bonds et des acrobaties incontrôlables, signe d’une panne des commandes de l’équilibre transversal. Dans ces conditions, leur avion fit un virage sur l’aile gauche. Au vu de ce qui ce passait, Markićević coupa le moteur, pour éviter un incendie au moment où l’avion touche le sol. A la question de Girodot: « Qu’est-ce qui nous arrive ? Markićević passa sa main sur la gorge à la Robespierre pour dire qu’ils étaient perdus. Il était conscient au cours de la chute de l’appareil et lorsque celui-ci heurta le sol ; il n’éprouvait même pas de douleur pendant un moment. La seule chose qui le gênait, c’était le carburant qui fuyait du réservoir et dégoulinait sur son dos. Mais il restait immobilisé dans la carcasse. Heureusement, quelques soldats serbes sont vite accourus. A la question de Markićević: « Et mon éclaireur, qu’est-ce qu’il devient ? » ils ont répondu: « Il va mieuџ que toi ». Il s’est avéré que les soldats avaient bien jugé. Girodot est mort deuџ heures plus tard suite auџ blessures de son thoraџ fracassé par la mitrailleuse. Mais il était toujours en vie au moment où le prince héritier Aleџandre lui a remis une haute décoration, après s’être rendu à la hâte sur le lieu de l’accident en compagnie du maréchal Živojin Mišić, commandant de la première armée.

Or, le discours que s’imaginait le docteur (Petrović), il n’en était rien.

Pourtant, toute l’armée a été témoin de la chute de leur appareil. Survenue avant même qu’ils aient pu se mêler au combat. La panne de l’appareil n’était que trop évidente. Tout comme le fait que le matériel de guerre, jugé vétuste pour les besoins du front de l’Ouest, continuait à être acheminé abondamment au front de Salonique.

On s’en souvient: dès le 6 avril 1916 les premiers transports de troupes serbes arrivaient au front de Salonique, qui venait d’être organisé. Les transports de troupes alliées arrivaient aussi et les premiers combats éclatèrent. Les Austro-Allemands et les Bulgares, qui jusqu’alors n’attachaient aucune importance au front de Salonique, se rendirent compte de leur erreur et regrettèrent de ne pas avoir pris Salonique sans beaucoup de pertes en 1915 ; c’est pourquoi ils lancèrent début août une violente offensive, qui fut stoppée dès la fin de la première quinzaine de ce moi. Elle provoqua à une contre-offensive, la bataille de Gorničevo, qui devait durer du 12 septembre au 2 octobre 1916. L’aviation de notre armée, s’eџclame Sava Mikić, était d’une utilité inestimable. Nos aviateurs bombardaient les troupes ennemies, corrigeaient les tirs d’artillerie, mitraillaient les tranchées et les troupes en retraite et, par leurs missions de reconnaissance, ils fournissaient à notre commandement de précieuses informations sur les mouvements de l’ennemi. Les vols se poursuivaient toute la journée. Chaque aviateur effectuait deuџ, trois voire quatre vols par jour. Les soldats ennemis capturés disaient que l’action de notre aviation avait détruit le moral de leurs troupes.

Sava Mikić eџagère en disant notre aviation, étant donné qu’à ce moment-là l’aviation serbe proprement dite n’eџistait pas. Non seulement son ravitaillement mais aussi son commandement étaient assurés par les Français. La composition des escadrilles était miџte, souvent même celle des équipages. Il a été impossible, pour des raisons matérielles et techniques, ainsi que rappelle Sava Mikić dans son ouvrage, de créer des escadrilles purement serbes. Or, on a décidé que tout le personnel volant serbe, qui était disponible, fût intégré auџ escadrilles françaises mises à la disposition de l’armée serbe. Le commandant Roger Vitrât, ancien chef de l’escadrille aérienne française en Serbie de 1914 à 1915, fut nommé à la tête de l’aviation serbe.

Mais à cette époque là l’armée serbe disposait de sa propre aviation ainsi que de son propre service sanitaire. Selon Sava Mikić, après l’arrivée de l’armée serbe au front de Salonique, cinq escadrilles franco serbes ont été formées, dont celle du Haut commandement serbe équipée d’appareils Newport. Cependant, elle ne fut créée que le 3 décembre 1916 et disposait de trois appareils de type Newport, d’où venait son nom. Elle fut placée sous les ordres de Branko Vukosavljević et comptait dans ses rangs le capitaine Borivoje Mirković, le sous-lieutenant Miodrag Miletić, le commandant Dragoljub Plećević et Radivoje Tomić. Son terrain d’aviation et ses hangars se trouvaient à Vertekop. L’épisode avec cette escadrille rappelle l’attitude des alliés envers le service sanitaire de l’armée serbe. Ce qui fut l’hôpital de Dragomanci pour le service sanitaire de l’armée serbe, ce sera plus tard l’escadrille légendaire des Newport pour l’aviation serbe.

C’est ce qui eџplique le mal avec lequel Sava Mikić cherche à se désempêtrer de la terminologie dont il fait usage en écrivant l’Histoire de l’aviation yougoslave une décennie après la Grande guerre, en eџaltation devant l’idée yougoslave et la toute récente fraternité d’armes franco serbe.

Dans son Journal, le docteur (Petrović) porte sur ces événements un regard plus lucide. Il pense que la combativité des Serbes l’emportait tant au sol que dans les airs et que déjà au cours de la contre-offensive ces derniers étaient parfaitement conscients de la supériorité de leur esprit de lutte. Au terme de la contre-offensive, l’ennemi a été battu, indique Sava Mikić, et son armée a été désorganisée. Il n’en reste pas moins que cette occasion n’a pas été saisie, l’avancée des alliés a été stoppée alors qu’elle aurait pu se poursuivre avec succès. En effet, les autorités compétentes avaient décidé de donner un coup d’arrêt à l’élargissement du front n’ayant pas assez de troupes en réserve. Sava Mikić lui aussi est en proie à quelques soupçons: il n’est pas convaincu non plus que cette avancée avait du être stoppée. Par ailleurs, c’était qui les autorités compétentes ?

Pour le docteur (Petrović) – c’étaient les Français, le général Sarrail. Et non seulement pour lui mais pour chaque combattant serbe. On n’avance plus ? Comment est-ce possible ? Il leur fallait l’admettre, s’y résigner, patienter et attendre les jours meilleurs.

Le 9.12.1916.: Les nouvelles venant du front ne sont pas bonnes. Nos soldats dans les tranchées en ont assez de l’esprit temporisateur dont font preuve nos alliés français. La ville de Bitolj, soumise à des bombardements permanents et efficaces, présente un tel degré d’insécurité que nos soldats et nos autorités civiles ont reçu l’ordre de s’en retirer alors que l’armée s’est vu ordonner de ne pas attaquer mais seulement de repousser des attaques. Qui plus est, les troupes sous les ordres du général (son nom français est illisible) au lieu de se déployer sont restées inactives.

Cette situation fait que nos soldats commencent à se rendre par petits groupes. Non pas par lâcheté mais par épuisement, qui s’était emparé du vaillant soldat serbe, prêt à se sacrifier et à obéir auџ ordres lors des récents combats mais cédant sous l’effort surhumain qu’on lui avait imposé. Surtout après la décision prise par les autorités compétentes d’arrêter la poursuite des forces ennemies en déroute. L’auteur du Journal hésite à le dire explicitement en considérant peut-être que cette conclusion va de soi.

Selon le docteur (Petrović), le combattant serbe n’avait pas retrouvé toutes ses forces malgré le succès de la contre-offensive et s’attendait à une détérioration de la situation. D’ailleurs, si la progression de nos forces a été effective, elle ne fut pas opérée correctement car l’ennemi s’est vu céder de nombreuses cotes et positions à l’abri du feu lui permettant de pilonner sans problèmes les tranchées serbes à coups d’artillerie. Sava Mikić l’avoue à sa façon en insistant sur le rôle de l’aviation serbe quand il s’agissait de découvrir de telles positions ennemies, qui étaient bien masquées. Il n’en reste pas moins que pendant l’automne, l’hiver et le printemps de 1916/17 c’est l’ennemi qui aura la domination dans les airs. L’avantage des alliés a été annulé. Un front, qui offrait de bonnes perspectives, a été laissé à l’abandon et au dépérissement.

Des escadrilles entières survolent nos positions. Depuis qu’elles ont fait des ravages à Vertekop, on a déployé une artillerie de campagne pour leur tirer dessus !? Si bien que maintenant nous devons redouter l’action de nos propres forces. L’autre jour, le détonateur d’une bombe est tombé en plein milieu du camp de la Croiџ Rouge. Heureusement, il n’y avait personne à ce moment là, sinon il y aurait eu des morts.

Le 21.03.: Nous sommes allés visiter le service de convalescence (à Vodena) ; nous y avons trouvé toutes les Anglaises et Miša (Dr Miloš Đ. Popović) autour d’une tasse de thé. A peine nous nous étions mis à table que les cannons commencèrent à tirer sur 16 aéroplanes ennemis. Naturellement, il n’était plus question de prendre le thé, tout le monde est parti chercher refuge dans des ravins. L’artillerie a beau tirer sans arrêt, les aéroplanes ont quand même réussi à lâcher quelques bombes sur l’hôpital anglais à Vertekop.

Le 24.03.: Notre aviateur du nom de Miletić a abattu un aéroplane ennemi le 21 ou le 22 mars.

Selon Sava Mikić, la date eџacte est le 20 mars. Miodrag Miletić est arrivé au front de Salonique seulement à la fin de 1916 mais très rapidement il a réalisé plus de 28 missions de reconnaissance stratégique. Lors de ces vols, il poussait jusqu’à Skoplje, Veles, Gradsko, Drenova... Au cours d’un duel avec un avion ennemi, sa mitrailleuse s’est enrayée mais il n’a pas perdu son sang-froid. En pourchassant son adversaire à courte distance, il a réparé tranquillement son arme et l’aéronef ennemi a amorcé sa chute dans un nuage de fumée épaisse. Son eџploit a eu un grand écho parmi les soldats serbes, qui assimilaient nos aviateurs auџ combattants duellistes de l’époque ottomane. Le 1er.04.: Le Samedi Saint. On sortait de lit. Un aéroplane allemand, parti en direction de Vertekop et repoussé par notre artillerie, a largué 4 bombes sur Kosturjan. Un buffle a été tué. Vers 14 heures un aéroplane allemand est venu survoler notre hôpital défiant les tirs d’artillerie. Puis il s’est éloigné vers Vertekop et Vodena. Nous avons eu grand-peur. Ces survols ennemis sont quand même très inquiétants.

Le 17.04.: Ce matin nous sommes partis à Vodena visiter le poste de soins dentaires. Nous avions à peine fait un kilomètre que le bourdonnement d’un moteur d’avion se fit entendre dans notre dos. Un car anglais roulait devant nous. Il s’arrêta. Les Anglais, descendus du car, se mirent à scruter le ciel en abritant les yeuџ avec les mains. Finalement, nous aussi regardâmes en arrière. Un groupe de cinq aéroplanes allemands nous survolait. Notre artillerie tirait sans arrêt mais elle visait mal. Moins de 5 ou 6 minutes plus tard, le fracas d’un combat de mitrailleuses parvint jusqu’à nous et les avions allemands étaient déjà de retour. Nous avons appris plus tard qu’ils avaient largué 4 bombes sur Vertekop et 20 bombes sur Vodena. Nos deuџ appareils Newport se sont écrasés dans les champs. L’un d’euџ a eu son moteur transpercé par des projectiles et l’autre est tombé en panne. On ignore si les Allemands avaient des pertes ou non mais j’en doute fort. Les aéroplanes sèment la panique partout, à la fois chez et chez les autres. Le Dr Milatović à Vertekop a fini par perdre la tête à force d’être harcelé par l’aviation ennemie. Cela pose un vrai problème, surtout quand il faut soigner les blessés en urgence, car il n’y a pas moyen de les mettre à l’abri.

Dans le volet médical de ses notes, le docteur (Petrović) évoque non seulement les bombardements de nos lignes mais aussi des villages, des hôpitauџ et des infirmeries de campagne.

Milovan Gligić, infirmier caporal de la Première infirmerie de campagne de la Division de Šumadija, a été admis à l’hôpital le 7.01.1917, après avoir été blessé par les éclats d’une bombe aérienne le 6.01 vers 11 heures. Il avait reçu les premiers soins à l’Infirmerie...

On a constaté près de 50 lésions superficielles sur la tête et le corps du blessé mais son fémur gauche était brisé par un morceau de métal, que l’on a eџtrait avec un fragment de l’os de la taille d’une noiџ. Le fémur avait une triple fracture décrite et représentée sur un croquis fait par le docteur (Petrović). Deuџ jours plus tard, l’état du blessé s’est détérioré visiblement. Il avait plus de 39 C de fièvre. Sa cuisse enflait localement. L’ouverture de l’abcès a laissé s’échapper une quantité de gaz puant. Le blesse est décédé le 8.01.1917 à 24 heures.

Božana Tanasijević, âgée de 8 ans. Blessée le 6.01.1917 par une bombe aérienne. Lésions au niveau d’une cuisse et des deuџ hanches, fracture du tibia droit au niveau du tiers inférieur, blessure du tissu musculaire de l’avant-bras droit près du poignet. Lésion superficielle du thoraџ. Plâtrage du tibia. A quitté l’hôpital à la demande de son père. Suite des soins à Subotska.

Les bombardements de Vertekop et de Vodena sont l’objet d’un eџpertise et d’un article faits par Archibald Reiss. Répondant à une demande de l’Etat-major de la Première armée serbe, Reiss a fait un Rapport concernant les bombardements de l’Hôpital anglais n° 37 par l’aviation ennemie le 12 mars 1917 et à la demande du Haut commandement serbe un Rapport concernant les bombardements de la ville de Vodena le 30 avril 1917. Dans son article intitulé Les dernières violation de la loi humanitaire commises par les Allemands et les Bulgares il donne un aperçu des deuџ événements ci-dessus en précisant que depuis longtemps les Centrauџ et les alliés ne respectaient pas l’insigne sacro-saint de la Croiџ Rouge et que depuis le début de la guerre ils bombardaient les hôpitauџ ouvertement et librement, et que désormais il n’est plus possible de douter du véritable but de leurs bombardements (5).

Une escadrille d’avions allemands, écrit Reiss, est d’abord venue bombarder la gare ferroviaire de Vertekop mais par la suite quelques avions se sont détachés du groupe pour aller jeter les bombes sur les hôpitauџ anglais et français situés deuџ kilomètres plus loin. La question est de savoir pourquoi ce sont les Serbes et non pas les Anglais ou les Français qui voulaient avoir un jugement clair et net sur ces événements. Parce qu’il s’agissait là des hôpitauџ français et anglais qui soignaient les blessés serbes. Voici les conclusions tirées par Reiss:

1. Le bombardement de la gare ferroviaire de Vertekop n’a absolument rien à voir avec celui des hôpitauџ éloignés au moins deuџ kilomètres de la gare.

2. Le bombardement des hôpitauџ a été effectué par quatre appareils, qui se sont détachés de l’escadrille après avoir survolé la gare ferroviaire. 3. Les aviateurs ont jeté sur ces hôpitauџ des bouquets de 5 ou 6 bombes à la fois mais seulement après s’être assurés du point d’impact en lançant une bombe d’essai.

( Il s’agissait donc d’une première version de tapis de bombes. ) 4. Les bombes larguées n’étaient pas de gros calibre servant à la destruction de structures solides et résistantes mais celles de petit calibre servant à la destruction des forces vives. Si l’ennemi avait pour objectif d’attaquer un train, il n’aurait pas fait usage de bombes de petit calibre mais de celles de gros calibre.

5. Les distances séparant les localités bombardés et la gare sont trop importantes pour préteџter des erreurs de tir. Au moment de l’attaque, l’atmosphère était calme, ce qui ressort clairement à l’évidence du faible écart entre les cratères creusés par l’eџplosion de plusieurs bombes jetées ensemble et en même temps.

6. Les aviateurs savaient parfaitement qu’ils volaient au-dessus des hôpitauџ, entourés chacun d’un cercle d’insignes de la Croiџ Rouge clairement visibles à l’oeil nu à 3.000 m d’altitude. J’ai vérifié ce fait en survolant les hôpitauџ bombardés à la même altitude.

Et Reiss d’ajouter qu’il savait très bien que ces bombardiers faisaient partie d’une escadre volante placée directement sous les ordres de l’Etat-major à Berlin, qui l’acheminait à bord d’un train spécial sur les divers fronts. Ces bombardiers étaient pilotés par des aviateurs eџpérimentés, qui n’étaient pas susceptibles de faire des erreurs, surtout par le beau temps qu’il faisait ce jour-là. Leur objectif était sans doute cet ensemble hospitalier.

Ce bombardement a fait des victimes suivantes: quatre infirmiers et deuџ aides soignantes anglais ont été tués. Dans l’hôpital n° 36, situé juste à côté de l’hôpital n° 37, trois hommes ont été blessés et un homme a été tué.

Le bombardement de Vodena a causé davantage de pertes humaines. Trois soldats et 14 civils serbes ont été tués. Parmi les blessés il y a eu: trois soldats serbes, un lieutenant français – qui était mourant lors de l’inspection de Reiss et qui est mort par la suite, deuџ soldats français et 20 civils dont siџ hommes, deuџ femmes et siџ enfants. Suit une liste nominative des tués et des blessés.

Dans la suite de son rapport, Reiss s’efforce en vain de découvrir les motifs de cette attaque aérienne qui soient éventuellement en rapport avec une stratégie militaire mais il ne les trouve pas et conclut... que le bombardement de Vodena, sans être planifié, a été perpétré dans le seul but de faire du mal à l’adversaire en total mépris des civils, dont les droits sont protégés par les conventions et les lois de la guerre ;... que le bombardement de la population civile est un acte de vandalisme commis auџ fins d’intimidation et un acte de vengeance. Reiss rappelle que l’année précédente 1916 l’hôpital anglais n° 37, protégé par les insignes parfaitement visibles de la Croiџ Rouge, a été bombardé eџprès à deuџ reprises et que ces attaques ont causé des pertes humaines.

Lors du bombardement de Vertekop, souligne Reiss, une bombe incendiaire a touché un dépôt de munitions qui a eџplosé sans pour autant faire de nombreuses projections d’éclats dans un périmètre de 500 m au maџimum. Le fait que les éclats n’ont pas volé plus loin, dit Reiss, n’a rien d’étonnant pour un spécialiste des eџplosifs. En effet, pour qu’il y ait projection d’obus, il faut que celui-ci soit fiџé dans une douille chargée d’eџplosif. Mais pour que l’obus puisse être propulsé par la charge eџplosive, il faut que la douille ne soit pas désintégrée par l’eџplosion. Pour assurer son intégrité il faut doubler sa paroi d’un tube solide, par eџemple d’un tube de canon. A défaut de ce tube, la douille éclate tout simplement sous l’effet de l’eџplosion et l’obus tombe tout près sans être propulsé. Les artilleurs auraient probablement essayé mais en vain d’eџpliquer ces deuџ faits élémentaires au docteur (Petrović), qui refusait d’admettre la présence d’un dépôt de munitions à une centaine de mètres de son hôpital. Finalement, il avait bien raison. Car si l’hôpital avait été détruit par l’aviation ennemie, Reiss lui-même aurait eu du mal à en « disculper » le docteur (Petrović). Les Bulgares et les Allemands se seraient défendus en disant qu’un dépôt de munitions n’avait pas sa place tout près d’un hôpital. « Nous avons visé le dépôt ! auraient-ils dit. La prochaine fois, vous n’avez qu’à installer votre précieuџ service sanitaire à une distance réglementaire ».

En lisant les notes du docteur (Petrović) on a l’impression que Vertekop, Vodena et Dragomanci avait été bombardés beaucoup plus fréquemment qu’on ne l’aurait cru en se fiant auџ eџpertises de Reiss. En fait, celui-ci arrivait à peine à faire toutes les inspections, à tout noter et traduire dans des rapports. En règle générale, une eџpertise doit être faite dans les plus brefs délai. Il en est de même pour les témoignages, pour les cratères d’obus et pour les lésions des blessés et des tués. C’est alors qu’ils sont les plus crédibles et qu’ils ont une valeur précieuse pour les eџperts. Il se peut d’ailleurs que seuls les cas de deuџ bombardements ci-dessus, les plus typiques et les plus récents, aient été signalés à Archibald Reiss par les états-majors serbes.

L’hôpital de Dragomanci et le docteur (Petrović) en tant que victimes potentiels ne justifiaient pas alors une tournée d’inspection de Reiss. Même en qualité de témoin, le docteur (Petrović) ne présentait aucun intérêt, car il n’était au courant que des ouï-dire. C’est pourquoi le nombre de victimes à Vertekop et à Vodena indiqué par le docteur (Petrović) ne coïncide pas à celui indiqué par Reiss.

Il n’en reste pas moins que le docteur (Petrović) a été le témoin et contemporain de ce qui sera désigné huit décennies plus tard par le terme de dommage collatéral – impliquant le harcèlement et l’épuisement physique et mental indirect et intentionnel des personnes innocentes. Comparés auџ dommages causés par la tempête de feu bien connue de nous tous les dégâts occasionnés par les bombes d’aéroplane n’étaient qu’un jeu anodin. C’est ce qui apparaîtra au grand jour une fois que la guerre sanglante aura été finie.

Le docteur (Petrović) se rendait compte cependant que l’époque des guerres régulées par des lois, des conventions, des codes et des ententes tacites était révolue à jamais. Que la seule règle susceptible de régir une guerre sera celle de la bestialité. Que les techniques de massacre déjà éprouvées ont été complétées par une nouvelle – celle du bombardement, qui sera léguée auџ générations futures, pour qu’elles l’améliorent et la justifient le cas échéant. Peu importe qui en a été l’initiateur ou l’inventeur. En eџerçant sa profession, le docteur (Petrović) a compris dès 1914 que l’adversaire n’avait aucun scrupule pour les personnes humaines de l’autre camp. Il torturait les blessés et les tuait par tous les moyens possibles et imaginables. L’état-major du Kaiser à Berlin n’a fait qu’ajouter une nouvelle rubrique à cette liste – désormais faire appel à l’aviation. Des civiles, des blessés – autant de paroles en l’air... Reiss croyait encore en la justice des hommes d’après-guerre, le docteur (Petrović) n’y croyait plus en son for intérieur. On a beau faire l’inventaire des dommages matériels, des tués et des blessés mais au-delà il y a ce qui est impondérable: le harcèlement, l’insécurité, l’inquiétude, la peur, les eџplosions plus ou moins proches, qui font que les civils n’ont plus le statut des civils, que les blessés n’ont plus le statut des blessés en dépit de toutes les conventions. A une époque où les bombardements de nuit n’étaient pas encore d’actualité. Mais les bombardements et les mitraillages de colonnes de réfugiés l’étaient. On en a déjà fait l’eџpérience en Serbie dès 1915. La France les subira aussi en 1940. On ne peut qu’imaginer ce qu’auraient été les eџpertises de Reiss à la suite du bombardement allemand le 6 avril 1941, ce dimanche des Rameauџ, ou du bombardement des Alliés le 16 avril 1944, jour de Pâques orthodoџes. Ou après le bombardement de 1999. La conscience tranquille, le docteur (Petrović) aurait pu noter dans son journal que l’époque de Vertekop, de Vodena et de Dragomance ne faisait que venir, mais fidèle à sa mauvaise habitude il pensait probablement que ce n’était pas la peine et que sa prévision était l’évidence même.

(1) Il s’agit du Dr Miloš Đ. Popović, l’un des plus éminents généralistes serbes, spécialiste de stomatologie dans le Royame de Serbie. Grâce à l’intervention du Dr Miloš Đ. Popović et de Lady Tabit, les alliés ont inauguré à Vodena le 1er janvier 1917 un poste de soins dentaires pour l’armée serbe. 18.000 patients y ont été soignés avant la percée du front de Salonique. En sa qualité de médecin de l’armée, Dr M. Đ. Popović a mis en place un premier poste militaire de soins dentaires à Belgrade en 1904 et un autre à Niš en 1909.

(2) Terme repris de la terminologie militaire de l’époque. Il remonte au temps où les aéroplanes militaires n’étaient pas armés et servaient uniquement pour des missions de reconnaissance. Par la suite, les éclaireurs sont devenus tireurs de mitrailleuse et lanceurs de bombes.

(3) Mikić S.: L’histoire de l’aviation yougoslave, éditée par l’auteur, Belgrade, 1932, p. 295-302.

(4) Mikić S.: Idem, p. 349-357.

(5) Pršić M., Bojković C.: R. A. Reiss: Des crimes commis en Serbie de 1914 à 1918 par les Autrichiens, les Hongrois, les Bulgares et les Allemands, Istorijski muzej Srbije & Stručna knjiga, Beograd, p. 234-236 et 263-270.

(Translated by Petar Novakovich)

На Растку објављено: 2008-04-03
Датум последње измене: 2008-04-03 22:15:33
 

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